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30 mai 2008

Le contrat naturel - Michel Serre

Voici un petit livre – moins de deux cents pages – captivant. L’écriture de Michel Serre est difficile, un temps d’adaptation s’avère nécessaire : après les premières pages parcourues sans trop comprendre le sens caché derrière les mots, j’ai repris la lecture au début, plus familier des tournures de phrases et de pensée de l’auteur. Et le plaisir est grand, alors, à goûter la grande précision de cette écriture au service d’une réflexion particulière, sincère, d’une démonstration précise, claire.

La Terre et l’Homme : symbiose ou parasitage ? L’auteur pose qu’un contrat implicite – naturel – lie la Terre et l’Homme, avec pour principal terme que le Terre, nourricière, pourvoit aux besoins de l’Homme, sans que celui-ci nuise à celle-là. Le champ d’action de l’Homme, le territoire sur lequel il prélève ce dont il a besoin et qu’il souille par son activité, à travers les âges, s’élargit progressivement, et les dommages causés à la Terre couvrent une zone d’autant plus grande.  La Terre, par effet d’échelle, encaisse ces désagréments sans problème. Mais, l’Homme, par le progrès technique et l’accroissement de sa population, réduit cet effet, jusqu’à l’inverser, et parvient à submerger les capacités de la Terre à absorber et digérer les scories de l'Homme. La conscience de l’Homme de son impact sur son environnement ne suit pas proportionnellement l'accroissement des dégâts infligés. Et de nos jours, le contrat millénaire n'a plus cours. Même si quelques uns de ces spécimens mesurent avec clairvoyance le danger qui menace son espèce, embrassant les enjeux globaux de ce déséquilibre fatal, l'Homme ne parvient pas à comprendre que la Terre est son unique vaisseau, qu'il ne peut pas en changer, comme il le faisait lors des âges anciens, changeant de vallée quand ses ressources s'épuisaient. L'Homme se comporte en parasite, affaiblissant son hôte jusqu'à le tuer, provoquant sa propre fin.

Je ne résiste pas au plaisir de vous donner un extrait de ce livre, montrant comment le progrès et l'ambition nous ont déconnecté des rythmes naturels de la Terre, et notre entière responsabilité de la situation de la Terre, et de fait de notre propre situation.

Songez que ce livre date de 1990, une époque où la notion de développement durable était encore très confidentielle, tout juste définie trois ans plus tôt dans le rapport Brundtland – officiellement Commission mondiale sur l'environnement et le développement.



« Terme long et court

Mais dans quel temps, derechef, vivons-nous, même quand il se réduit à celui qui passe et qui coule ? Réponse aujourd'hui universelle : dans le très court terme. Pour sauvegarder la Terre ou respecter le temps, au sens de la pluie et du vent, il faudrait penser sur le long terme, et, pour n'y vivre pas, nous avons désappris à penser selon ses rythmes et sa portée. Soucieux de se maintenir, le politique forme des projets qui dépassent rarement les élections prochaines ; sur l'année fiscale ou budgétaire règne l'administrateur et au jour la semaine se diffusent les nouvelles ; quant à la science contemporaine, elle naît dans des articles de revue qui ne remontent presque jamais en deça de dix ans ; même si les travaux sur le paléo-climat récapitulent des dizaines de millénaires, ils ne datent pas eux-mêmes de trois décennies.

Tout se passe comme si les trois pouvoirs contemporains, j'entends par pouvoirs les instances qui, nulle part, ne rencontrent de contre-pouvoir, avaient éradiqué la mémoire du long terme, traditions millénaires, expériences accumulées par les cultures qui viennent de mourir ou que ces puissances tuent.


Or nous voici en face d'un problème causé par une civilisation en place depuis maintenant plus d'un siècle, elle-même engendrée par les cultures longues qui la précédèrent, infligeant des dommages à un système physique âgé de millions d'années, fluctuant et cependant relativement stable par variations rapides, aléatoires et multiséculaires, devant une question angoissante dont la composante principale est le temps et spécialement celui d'un terme d'autant plus long que l'on pense globalement le système. Afin que l'eau des océan se mélange, il faut que s'achève un cycle estimé à cinq millénaires.

Or nous ne proposons que des réponses et des solutions à court terme, parce que nous vivons à échéances immédiates et que de celles-ci nous tirons l'essentiel de notre pouvoir. Les administrateurs tiennent la continuité, les médias la quotidienneté, la science enfin le seul projet d'avenir qui nous reste. Les trois pouvoirs détiennent le temps, au premier sens, pour maintenant statuer ou statuer décider sur le second.

Comment ne pas s'étonner, par parenthèse, du parallélisme, dans l'information au sens usuel, entre le temps ramené à l'instant qui passe et qui seul importe, et les nouvelles réduites obligatoirement aux catastrophes, qui, seules censées intéressantes, passent ? Tout comme si le très court terme se liait à la destruction : faut-il entendre, en revanche, que la construction demande le long ? Même chose dans la science : quels rapports secrets entretiennent la spécialisation raffinée avec l'analyse, destructrice de l'objet, déjà dépecé par la spécialité ?

Or il faut décider sur le plus grand objet des sciences et des pratiques : la Planète-Terre, nouvelle nature.

Certes, nous pouvons ralentir les processus déjà lancés, légiférer pour consommer moins de combustibles fossiles, replanter en masse les forêts dévastées... toutes excellentes initiatives, mais qui se ramènent au total, à la figure du vaisseau courant à vingt-cinq noeuds vers une barre rocheuse où immanquablement il se fracassera et sur la passerelle duquel l'officier de quart recommande à la machine de réduire la vitesse d'un dixième sans changer de direction.

D'un problème de long terme et d'empan maximum, la solution, pour devenir efficace, doit au moins égaler la portée. Ceux qui vivaient dehors et dans le temps de la pluie et du vent, dont les gestes induisirent des cultures longues à partir d'expériences locales, les paysans et les marins, n'ont depuis longtemps plus la parole, s'ils l'eurent jamais ; elle nous reste, à nous, administrateurs, journalistes et savants, tous les hommes de court terme et de spécialités pointues, en partie responsables du changement global du temps, pour avoir inventé ou propagé les moyens et les outils d'interventions puissantes, efficaces, bienfaisantes et dommageables, inhabiles à trouver des solutions raisonnables parce que immergés dans le temps bref de nos pouvoirs et emprisonnés dans nos étroits départements.

S'il existe une solution matérielle, technique et industrielle, qui expose le temps, au sens de la pluie et du vent, à des risques concevables, il en existe une deuxième, invisible, qui met en danger le temps qui passe et coule, pollution culturelle que nous avons fait subir aux pensées longues, ces gardiennes de la terre, des hommes et de choses elles-mêmes. Sans lutter contre la seconde, nous échouerons dans le combat contre la première. Qui peut douter aujourd'hui de la nature culturelle de ce qu'on nomma l'infrastructure ?

Comment réussir dans une entreprise de long terme avec des moyens de terme court ? Il nous faut payer un tel projet par une révision déchirante de la culture induite aujourd'hui par les trois pouvoirs qui dominent nos brièvetés. Avons-nous perdu mémoire des âges antédiluviens, où un patriarche, dont nous descendons sans doute, dut se préparer, en construisant l'arche, modèle réduit de la totalité de l'espace et du temps, à une transgression marine causée par quelque déglaciation ?

En mémoire de ceux qui ce sont tus pour toujours, donnons donc la parole à des hommes de long terme : un philosophe s'instruit encore dans Aristote, un juriste ne trouve pas le droit romain très ancien. Écoutons les une minute, avant de brosser le portrait du nouveau politique.

Le philosophe des sciences

demande : mais qui donc inflige au monde, ennemi objectif commun désormais, ces dommages qu'on espère encore réversibles, ce pétrole déversé en mer, cet oxyde de carbone évaporé dans l'air par millions de tonnes, ces produits acides et toxiques revenus avec la pluie... d'où viennent ces ordures qui étouffent d'asthme nos petits enfants et qui couvrent notre peau de plaques ? Qui, au-delà des personnes, privées ou publiques ? qui au-delà des métropoles énormes, simple nombre ou simplexe de voies ? Nos outils, nos armes, notre efficacité, notre raison enfin, dont nous nous montrons légitimement vains : notre maîtrise et nos possessions.

Maîtrise et possession, voilà le maître mot lancé par Descartes, à l'aurore de l 'âge scientifique et technique, quand notre raison occidentale partit à la conquête de l'univers. Nous le dominons et nous l'approprions : philosophie sous-jacente et commune à l'entreprise industrie industrielle comme à la science dite désintéressée, à cet égard non différenciables. La maîtrise cartésienne redresse la violence objective de la science en stratégie bien réglée. Notre rapport fondamental avec les objets se résume dans la guerre et la propriété.

La guerre, à nouveau

Le bilan des dommages infligés à ce jour au monde équivaut à celui des ravages qu'aurait laissés derrière elle une guerre mondiale. Nos relations économiques de paix parviennent, en continu et lentement, aux mêmes résultats que produirait un conflit court et global, comme si la guerre n'appartenait plus seulement aux militaires depuis que ceux-ci la font ou la préparent avec des instruments aussi savants que ceux que d'autres utilisent dans la recherche ou l'industrie. Par une sorte d'effet de seuil, la croissance de nos moyens les fins toutes égales.

Nous ne nous battons plus entre nous, nations dites développées, nous nus retournons, tous ensemble, contre le monde. Guerre à la lettre mondiale, et deux fois, puisque tout le monde, aux sens des hommes, impose des pertes au monde, au sens des choses. Nous chercherons donc à conclure une paix.

Dominer, mais aussi posséder : l'autre rapport fondamental que nous entretenons avec les choses du monde se résume dans le droit de propriété. Le maître mot de Descartes revient à l'application scientifique et aux interventions techniciennes du droit de propriété, individuel ou collectif.

Le sale et le propre.

Or j'ai souvent noté qu'à l'imitation de certains animaux qui compissent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils restent leur propre ou les autres pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle pollution, qui, loin de résulter, comme un incident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première.

Allons déjeuner ensemble tout à l'heure : quand passera le plat commun de salade, que l'un de nous crache dedans et aussitôt il se l'approprie, puisque nul autre ne voudra plu en prendre. Il aura pollué ce domaine et nous réputerons sale son propre. Nul ne pénètre plus dans les lieux dévastés par qui les occupe de cette façon. Ainsi la souillure du monde y imprime la marque de l'humanité, ou de ses dominateurs, le sceau ordurier de leur prie et de leur appropriation.

Une autre espèce vivante, la nôtre, réussit à exclure toutes les autres de sa niche maintenant globale : comment pourraient-elles se nourrir de ou habiter dans ce que nous couvrons d'immondices ? Si le monde sali court quelque danger, cela provient de notre exclusive appropriation des choses.

Oubliez donc le mot environnement, usité en ces matières. Il suppose que nous autres les hommes siégeons au centre d'un système de choses qui gravitent autour de nous, nombrils de l'univers, maîtres et possesseurs de la nature. Cela rappelle une ère révolue, où la Terre (comment peut-on imaginer qu'elle nous représentait ?) placée au centre du monde reflétait notre narcissisme, cet humanisme qui nous promeut au milieu des choses ou à leur achèvement excellent. Non. La Terre exista sans nos inimaginables ancêtres, pourrait bien exister aujourd'hui sans nous, existera demain ou plus tard encore, sans aucun d'entre nos possibles descendants, alors que nous ne pouvons exister sans elle. De sorte qu'il faut les choses au centre et nous à leur périphérie, ou mieux encore, elles partout et nous dans leur sein, comme des parasites.

Comment le changement de perspective se produisit-il ? Par la puissance et pour la gloire des hommes.

Retournement

Or à force de la maîtriser, nous sommes devenus tant et si peu maîtres de la Terre, qu'elle menace de nous maîtriser de nouveau à son tour. Par elle, avec elle et en elle, nous partageons un même destin temporel. Plus encore que nous la possédons, elle va nous posséder comme autrefois, quand existait la vieille nécessité, qui nous soumettait aux contraintes naturelles, mais autrement qu'autrefois. Jadis localement, globalement aujourd'hui.

Pourquoi faut-il, désormais, chercher à maîtriser notre maîtrise ? Parce que, non réglée, excédant son but, contre-productive, la maîtrise pure se retourne contre soi. Ainsi les anciens parasites, mis en danger par les excès commis sur leurs hôtes, qui, morts, ne les nourrissent plus ni ne les logent, deviennent obligatoirement des symbiotes. Quand l'épidémie prend fin, disparaissent les microbes eus-mêmes, faute des supports de leur proliférations.

Non seulement la nouvelle nature est, comme telle, globale mais elle réagit globalement à nos actions locales.


Il faut donc changer de direction et laisser le cap imposé par la philosophie de Descartes. En raison de ces interactions croisées, la maîtrise ne dure qu'un terme court et se tourne en servitude ; la propriété, de même, reste une emprise rapide ou se termine par la destruction.

Voici la bifurcation de l'histoire : ou la mort ou la symbiose.

Or cette conclusion philosophique, jadis connue et pratiquée par les cultures agraires et maritimes, quoique localement et  dans des limites temporelles étroites, resterait lettre morte si elle ne s'inscrivait pas dans un droit. »


Michel Serres, Le Contrat naturel, François Boudin, 1990, p. 54 à 62.

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